Eric Baret : Le corps et la pensée sont complètement conditionnés. La seule liberté, c'est de voir ces conditionnements! 
Extrait du livre épuisé de Colette 
Chabot « A moitié Sage », édition Quebecor 1997 et qui avait pour base 
des interviews de la télévision communautaire de Montréal)
Depuis plus de 25 ans, Éric Baret s’est donné à la découverte de 
la tradition non duelle telle qu’elle est exprimée par le shivaïsme 
tantrique du Cachemire. Il partage ses recherches avec des amis dans des
 réunions qui se tiennent en Europe, aux États-Unis et au Canada. Ayant 
connu, alors qu’il était très jeune, l’enseignement de Jean Klein, sa 
formulation en est fortement imprégnée. Il est interviewé à la 
télévision par des pédagogues et des psychologues du mouvement 
transpersonnel.
Pourquoi avoir travaillé pendant longtemps à une approche 
corporelle, alors que tous les maîtres des grandes traditions n’ont 
cessé de nous répéter que l’on n’était pas le corps et que l’on n’était 
pas la pensée?
Avant de dire ce que l’on n’est pas, il 
faut d’abord connaître. Dire: « Je ne suis pas le corps », c’est un 
concept. Dire: « Je ne suis pas le mental », c’est un concept. Donc, 
avant de savoir ce que l’on est ou ce que l’on n’est pas, il faut 
étudier, investiguer ce qu’on appelle le corps, le mental.
Qu’est-ce que l’approche traditionnelle du Cachemire? 
C’est uniquement de constater très clairement ce que sont la machine corporelle et la machine mentale.
Vous avez dit, dans un 
entretien: « Tant que l’on est satisfait par la vie phénoménale, aucun 
questionnement ne se fait ». Est-ce à dire qu’il faut avoir des 
problèmes pour entrer dans une approche corporelle comme celle que vous 
enseignez? 
Non! il est possible de naître avec un 
questionnement qui s’impose très tôt. Sans avoir connu d’échec, on 
s’interroge sur ce qui est au-delà des phénomènes. D’autres semblent 
naître sans cette quête. Ce sont davantage les différentes situations 
d’échec ou de réussite, ou ce qui est vécu comme tel, qui vont amener 
l’interrogation. On peut très bien avoir une femme et des enfants 
merveilleux, être en bonne santé, réussir professionnellement et porter 
en soi une question très profonde.
En psychologie transpersonnelle, on parle de « crises d’émergence spirituelle ». Parlez-nous de ces crises.
Je pense qu’il n’y a qu’une crise: quand
 vous vous rendez compte que tout ce que vous faites, que tout ce que 
vous pensez vient de votre mémoire, que tout ce que vous rencontrez, 
c’est le passé et que vous ne pouvez pas avoir la moindre idée 
créatrice. Vous avez alors le pressentiment profond que ce que vous 
cherchez n’est pas dans la situation, n’est pas dans la perception. Vous
 constatez que vous pouvez uniquement aller devant. Tout ce que vous 
pensez, c’est devant vous, et pourtant, vous vous rendez compte que vous
 pouvez uniquement projeter le connu, la mémoire. Le neuf, la liberté ne
 peuvent être dans la projection. La crise émerge de l’évidence que vous
 ne pouvez penser que le vieux, alors que c’est le neuf que vous 
cherchez. Vous vous rendez compte que toute votre vie, que toutes vos 
actions sont faites constamment pour trouver ce neuf, pour trouver le 
non-désir et vous ne pouvez que répéter les schèmes qui reproduisent les
 erreurs passées. Votre questionnement ne peut plus être devant. La 
pensée n’a pas les éléments pour arriver à la non-pensée. Lorsque l’on 
rencontre ce moment dans la vie, c’est vraiment une crise, un choc. Vous
 savez très bien où vous ne voulez pas aller. Vous ne savez pas où vous 
voulez aller, mais vous voyez très bien où ne se trouve pas ce que vous 
cherchez. C’est un choc très profond. Les jeunes aussi éprouvent cela. À
 l’âge de quatorze ou quinze ans, on se rend compte qu’on ne veut pas 
être comme son père ou sa mère, qu’on ne veut pas mener une vie 
bourgeoise. On s’aperçoit que la société est factice. À cet âge, on sait
 très bien ce que l’on ne veut pas, mais on n’a pas le pressentiment de 
ce que l’on veut. Ce sont vraiment des crises très profondes.
Je suis fasciné par le fait que 
c’est l’inconditionné, le non-dit qui est l’essentiel. Cependant, on ne 
peut circonscrire l’inconditionné, l’indéfini par le défini. Quels sont 
les principaux obstacles que vous rencontrez?
Il n’y a pas d’obstacles. Il n’y a que des aides. Tout ce que l’on 
rencontre, ce que vous appelez « le conditionné », est une expression de
 l’inconditionné. On dit au Cachemire: « Le monde, c’est la fleur; la 
conscience, c’est le bourgeon ». Le monde est une expression de la 
conscience. Le conditionné porte en lui-même la marque de 
l’inconditionné. S’ils sont abordés avec liberté, le corps connaît la 
santé, et le mental connaît la direction. Il faut découvrir en nous 
cette attitude d’avoir les mains vides. Ainsi, on ne projette plus le 
connu, le passé et on est ouvert à l’inconnu. À ce moment-là, le 
conditionné, ce que l’on appelle « l’objet » dans la tradition du 
Cachemire, peut complétement s’articuler. Le conditionné, par nature, 
provient de l’inconditionné et, par nature, s’y résorbe. Donc, quand on 
laisse une situation complètement libre, quand l’inconditionné est 
pressenti dans le conditionné, il se réintègre sciemment. Il y a 
résorption. C’est pour cela qu’il n’y a pas d’obstacle. Tout ce qui se 
présente dans la vie, c’est une occasion pour pressentir le créateur. Il
 n’y a pas de hasard dans la vie.
Les chances, les réussites, les échecs, la paix, la guerre, tous ces 
éléments, s’ils sont regardés de manière complètement libre, révèlent 
profondément la conscience. Pour reprendre vos termes, c’est l’art de 
laisser se révéler l’inconditionné, dans le conditionnement. Il n’y a 
pas de séparation.
Le travail corporel, c’est la disponibilité, mais ce n’est pas la compréhension. Est-ce que vous pouvez expliquer davantage?
Le travail corporel, quelle horrible 
expression! C’est abominable! Il est difficile de trouver une juste 
formulation. On pourrait peut-être dire « écouter le corps », « 
accueillir le corps », « accueillir la sensation ». Le fait que vous 
n’êtes pas un chameau ou un crocodile, ce n’est pas un hasard. Vous êtes
 né, on vous a donné un corps. Vous vous exprimez avec une certaine 
structure, il faut l’écouter. C’est le sens civique de la vie. Il faut 
écouter les dons, ce que l’on vous a donné. C’est uniquement une écoute.
 Dans cette écoute, vous allez découvrir le fonctionnement de la 
machine. Cela, c’est la première chose. Éventuellement, cette écoute 
vous mettra en contact avec une tradition qui vous permettra 
d’actualiser certains éléments. La compréhension, c’est autre chose. La 
compréhension à laquelle on fait allusion est cette profonde prise de 
conscience de ne pas être un objet. C’est une conviction intime qui ne 
peut pas se trouver dans une perception. Ce n’est pas lié à l’approche 
corporelle. Quand un corps a été approché avec amour, quand le psychisme
 a été approché avec amour, sans vouloir toucher, uniquement dans un 
regard, leur expression s’épanouit.
Cet épanouissement est le terrain sur 
lequel cette compréhension, ce pressentiment de l’autonomie, de la 
liberté peuvent se concrétiser. L’approche corporelle séparée d’une 
tradition, quand elle vise uniquement l’expression d’un corps plus 
compétitif, d’un mental plus ceci ou plus cela, est une forme de 
sacrilège. L’approche corporelle ou le travail psychologique ont 
uniquement une valeur pour mettre la structure en état d’accueillir le 
pressentiment de ce qui est au-delà du corps, au-delà du mental. Sinon, 
c’est une réduction.
Le corps, dans notre 
civilisation, a été très valorisé et très dévalorisé. La façon dont vous
 en parlez est une invitation à une autre écoute du corps. C’est comme 
si vous disiez: « Écoute ton être ». Est-ce que je me trompe dans cette 
interprétation?
Le corps n’est pas à l’extérieur. Il est
 conscience. Il s’agit de ne pas se limiter au corps. La corporalité est
 l’expression de l’arrière-plan. Donc, écouter la sensorialité est la 
première chose. Vous ne pouvez pas connaître votre environnement sans 
cela. Tout ce que vous connaissez du monde n’est que perception. Votre 
corps a vu, entendu, senti, goûté ou touché. De ces cinq sens naît un 
concept qui vous fait dire: « C’est un arbre ». Cet arbre, si vous ne le
 voyez pas, si vous ne pouvez pas le toucher, le sentir, si vous ne 
pouvez le goûter, il n’existe pas. Dans le monde, c’est uniquement les 
cinq sens qui nous informent. Avant de savoir ce qui convient 
politiquement à un pays, avant d’avoir des idées soi-disant abstraites, 
il faut d’abord connaître celui qui perçoit la société. C’est la 
sensorialité. Quand vous recevez un mot de votre amoureux qui vous dit 
que vous êtes la plus belle des femmes, dans votre détente si vous 
sortez dans la rue, vous trouvez la société harmonieuse. Si vous recevez
 une lettre de quelqu’un qui vous dit que vous êtes épouvantable, ou 
vous informe que quelqu’un que vous aimez a quitté ce monde, vous êtes 
triste. Vous sortez dans la rue, et le monde est triste.
Ce que l’on connaît, on le connaît 
uniquement à travers notre système psycho-physiologique. Avant d’avoir 
une opinion sur le monde, sur les choses, il faut d’abord que ce système
 soit en état de réceptivité. Ainsi, nous cesserons de surimposer 
continuellement nos propres désirs, nos propres peurs sur le monde, sur 
la société. Si l’on n’est pas en paix avec soi-même, on ne peut pas 
faire la paix. Vouloir pacifier le monde alors que l’on est violent 
intérieurement, c’est un manque de vision. La paix n’est pas le résultat
 de la violence, mais celui de la paix. Il faut commencer par être en 
paix avec sa structure. Il faut aimer sa structure. Cela, c’est la 
première des choses, et c’est peut-être la dernière.
Il ne faut pas se méfier de sa structure, de son corps, de son mental?
Vous êtes complètement neutre. Ce n’est 
pas votre corps, c’est un corps. Si c’est votre corps, vous ne pouvez 
pas l’écouter; parce que vous préférez qu’il soit comme ceci ou comme 
cela. Donc, vous faites face à ce corps. Un peu comme si vous arriviez 
dans un pays étranger. Quand vous sortez de l’avion, vous n’avez pas de 
référence. Vous ne pouvez que regarder. C’est tellement différent. Vous 
ne pouvez pas comparer à ce que vous connaissez. Quand vous écoutez de 
la musique tibétaine ou de la musique du Sud de l’Inde pour la première 
fois, vous n’avez pas de référence. Donc, vous êtes obligé d’écouter. 
Vous ne dites pas: « C’est mélodieux ou ce n’est pas harmonique ». Le 
mot ne se présente pas. Vous êtes uniquement obligé d’être complètement à
 l’écoute, sans référence. À ce moment-là, la qualité intrinsèque de la 
musique peut vivre en vous. Avec le corps, c’est la même chose. Il faut 
apprendre à écouter le corps sans rien savoir. Être complètement comme 
un enfant qui vient de naître. Vous écoutez l’instant. Il n’y a rien à 
changer. On voit seulement ce qui se passe.
Vous dites que les tensions ne 
sont que des pensées, que c’est la pensée (lui crée la densité ou la 
lourdeur ou encore l’étroitesse que l’on sent dans les épaules, dans le 
dos ou la nuque…
Oui, absolument. Et c’est la pensée qui peut également l’éliminer:
La pensée peut éliminer les tensions?
Bien sûr. Dans un moment de très grand 
bonheur; vous ne vous referez plus à vous-même. La structure corporelle 
se trouve ouverte. Dans un moment de tristesse, elle n’est que défense.
Pour vous, toute l’approche corporelle, les poses ne sont qu’un prétexte, finalement. C’est décoratif?
Il faut bien faire quelque chose. C’est 
complètement gratuit! Si vous allez au Japon, vous pratiquerez le tir à 
l’arc ou encore vous vous exercerez à l’art floral. Quand vous faites un
 bouquet de fleurs, ce n’est pas pour le bouquet lui-même. Vous 
pressentez votre silence intérieur et, jusqu’à un certain point, vous 
l’actualisez dans le bouquet. Si vous connaissez l’art, celui qui 
regardera votre œuvre sera mis en contact avec son propre silence. 
L’écoute corporelle est un art parmi d’autres, très pédagogique, dans le
 sens où le corps est le premier objet. On peut se trouver sans fleur et
 sans arc, on ne peut pas se trouver sans corps. L’objet corps me semble
 éminemment approprié pour pressentir le silence car, de par sa nature 
même, il est nourri de conscience. Mais il y a d’autres approches tout 
aussi respectables.
Vous dites à un moment donné que
 le hara est une localisation, que c’est une forme de tension. Si on 
saisit bien l’approche cachemirienne, on ne sent plus son corps. Il y a 
détachement. Ou est-ce le contraire?
Ce n’est pas que l’on ne sent plus le 
corps. On ne sent plus son corps comme masse de réactions, de pesanteur 
ou de défenses. On ne le ressent plus comme antagoniste. Vous 
appréhendez un autre corps. Pour ce qui est du détachement, il importe 
de saisir qu’il n’y a rien de ce à quoi l’on doive se détacher. Vous 
accueillez ce qui se présente à vous. Il n’y a rien à exclure. Vouloir 
exclure les choses, c’est de la violence. On ne se concentre pas, on est
 ouvert. Les situations pointent vers vous. Ce n’est pas vous qui allez 
vers les situations. Vous n’avez dans les mains aucune prétention 
d’autonomie. Dans le monde phénoménal, tout est lié. Le corps et la 
pensée sont complètement conditionnés. La seule liberté, c’est de voir 
ces conditionnements. Vous pouvez être libre du conditionnement. Mais le
 corps et la pensée seront toujours conditionnés. On peut être lié à eux
 ou se sentir libre d’eux! C’est vers cela que pointe finalement une 
démarche traditionnelle. Pour laisser le conditionnement devenir très 
clair, il faut investiguer le corps et le psychisme, voir comment cela 
fonctionne, non pas pour les déconditionner; mais pour éclairer les 
conditionnements. Quand votre corps est apaisé, vous êtes plus libre du 
corps que lorsqu’il est en crise. Lorsque votre mental est tranquille, 
vous êtes plus ouvert au pressentiment du silence que quand vous êtes en
 dépression. Donc, on peut justifier sur un plan relatif une certaine 
induction au silence corporel et mental. A un moment donné, il faut 
laisser la sensibilité corporelle complètement se résorber dans 
l’arrière-plan, dans le silence. Et cela ne dépend pas de votre état 
corporel.
Si je comprends bien, dans votre
 approche, toutes les techniques sont permises. Il s’agit de les 
utiliser comme prise de conscience de la limite. Finalement, prendre 
conscience des limites, c’est déjà les transcender.
Complètement!
On utilise le conditionné comme 
méthode pédagogique pour arriver à le transcender, pour aller au-delà, 
pour laisser vivre l’inconditionné. Est-ce à dire que la nature humaine,
 telle qu’elle est, ne peut entrer en contact direct avec 
l’inconditionné?
Il n’y a pas de séparation. La nature humaine ou le conditionné, c’est 
l’inconditionné. C’est uniquement notre regard qui nous le fait voir 
comme conditionné. Quand vous regardez, quand vous laissez complètement 
libre une perception, elle vous ramène à l’origine de toute perception, 
au silence. Le corps, le psychisme sont l’expression de l’inconditionné.
 Ce qui sort de l’inconditionné et s’y dissout ne peut être autre chose 
que l’inconditionné. C’est uniquement notre manière de voir qui nous 
fait séparer les choses, qui nous fait parler d’un inconditionné et 
ensuite d’un conditionné. C’est une manière de voir qui a sans doute sa 
valeur pédagogique, mais le corps et le psychisme sont l’expression 
directe de l’inconditionné. La note, le son sont l’expression directe du
 silence. Le son n’est pas à l’extérieur du silence.
On dirait que j’ai besoin du 
bruit pour entendre le silence. Cela présuppose que la nature humaine 
est faite de telle façon aujourd’hui, qu’elle doit passer par le 
conditionné pour accéder à l’inconditionné. Est-ce que je comprends 
bien? Dans ce cas, il n’y a pas de dualité?
Vous constatez. Vous observez que votre 
corps et votre psychisme sont conditionnés. Il ne s’agit pas de vouloir 
ou de refuser qu’il y ait limitation. Il n’y a pas d’interprétation 
là-dedans. Se rendre compte des limites révèle le pressentiment de la 
liberté; sinon, vous ne pourriez pas dire: « Il y a un conditionnement 
». Quand on dit: « Je suis en colère », on n’est plus en colère. Quand 
vous êtes totalement en colère, vous ne savez pas que vous êtes en 
colère. Donc, quand vous dites: « Mon corps est conditionné », cela veut
 dire qu’il y a en vous un parfum de l’inconditionné. Cela suffit! Vous 
laissez votre corps, votre psychisme s’exprimer. La nature profonde du 
corps, du psychisme, c’est l’inconditionné. Ce corps, ce psychisme vont 
tôt ou tard se résorber dans le silence. C’est une résorption non 
volontaire inhérente à une démarche traditionnelle. Et une démarche, 
personne ne la suit. C’est un parfum qui s’inscrit organiquement. Celui 
qui veut la suivre s’élimine dans les premiers temps. Il reste une 
constatation. La création porte la marque du créateur. C’est uniquement 
du point de vue de la création qu’il y a une création et un créateur 
Pour le Cachemire, l’élément conditionné ou inconditionné est vécu comme
 le « jeu » de Dieu qui se perd et se retrouve. C’est une manière 
poétique de l’exprimer. La perception pointe vers ce qu’il y a derrière 
la perception. Tôt ou tard, vous vous apercevez que votre vie qui semble
 séparée est une expression de la liberté. Il n’y a pas de différence. 
Vous laissez cette évidence prendre corps.
Momentanément, sur le plan pédagogique, 
on dira peut-être que le corps et le psychisme ne sont que 
conditionnements parce qu’il y a identification. Dans un deuxième temps,
 vous allez dire: «  je ne suis pas mon corps, je ne suis pas mon 
psychisme ». Mais, dans un troisième temps, le corps et le psychisme 
sont vraiment l’expression de ce qui les éclaire. C’est une question de 
pédagogie sur le moment puisque cette aperception, ce pressentiment du 
silence derrière la perception, c’est cela qui provient du sommeil 
profond. S’il n’y avait pas le silence, on ne serait pas attiré par la 
méditation. On ne serait pas tenté par le silence. C’est le sommeil 
profond qui soutient en nous cet état de silence.
En Amérique du Nord, certains 
séminaires proposent l’ouverture des chakras en un week-end. Est-ce que 
toutes ces manipulations des centres énergétiques, avec ou sans 
cristaux, sont dangereuses?
L’art du pranayama, l’art du souffle, est l’« art royal ». Toute la 
création, tout ce qui est manifesté relève de la concrétisation du 
souffle. Quand on pressent ce qu’est le souffle, on peut dire, jusqu’à 
un certain point, que la manifestation se révèle. L’art du souffle  est 
employé pour célébrer l’essence de la manifestation, pas pour en 
exploiter certaines ramifications.
Célébrer en nous la création du monde et sa résorption a sa place dans 
une attention libre de tout but. Le pranayama ne vise aucun résultat. 
C’est uniquement une célébration. Un autre terme pour le pranayama, 
c’est le prana-agnihotra, c’est-à-dire le sacrifice, l’offrande dans la 
conscience. Comme dans le sacrifice védique, on offre différents 
éléments au feu. Dans le yoga, on offre le souffle à la conscience. Par 
cet exercice, coupé de cette orientation, vous pouvez arriver 
éventuellement à éveiller la puissance de certains récepteurs, sans 
avoir la compréhension de ces niveaux. Cela peut éveiller des 
possibilités mais plus vous les utiliserez sans qu’elles soient 
éclairées par une vision directe, plus vous éprouverez des difficultés 
d’intégration dans la société. Cela amènera des ruptures. Tôt ou tard, 
les capacités disparaîtront et on retravaillera pour les recréer; il y 
aura constamment va-et-vient. Ces possibilités en soi sont une perte 
d’énergie. Il n’y a pas de jugement moral là-dedans, mais on peut dire 
que c’est une énergie mal canalisée. Ces récepteurs font partie de la 
physiologie du yoga, et quand vous êtes sensible, vous ressentez les 
différents niveaux qui forment la corporalité. Vous abordez ces éléments
 les mains libres, sans but. Il ne s’agit pas de vouloir créer cela 
mentalement, de s’imaginer, le matin, éveiller telle ou telle chose. 
Cela, c’est purement conceptuel. Vous mettez votre corps dans une totale
 disponibilité et vous constatez. Vous allez éprouver pressentir; 
ressentir, voir, goûter; sentir, selon votre capacité, telle ou telle 
région. La vibration du corps va devenir très substantielle. Le corps 
n’étant que vibration, les différentes couches sensorielles vont se 
présenter: Tout cela devient votre monde. Mais, encore une fois, c’est 
uniquement parce que vous avez les mains libres. Exploiter cela, je 
dirais que c’est un manque de claire vision. C’est un peu comme 
quelqu’un qui dirait: « je suis humble ». C’est le même niveau.
Pour vous, il semble évident que le yoga doit s’appuyer sur une tradition. Pourquoi?
Le yoga, c’est une tradition. Le yoga, 
indépendamment d’une tradition, cela n’existe pas. C’est une caricature.
 Une pose, c’est un événement extraordinaire. Il faut bien comprendre 
que ce n’est pas une personne qui fait du yoga. Cela ne veut rien dire. 
Quand le matin, dans votre chambre, vous vous livrez au pranayama, et 
que les poses s’expriment dans votre corps, il n’y a rien de personnel. 
C’est tout l’environnement qui participe à cela. Vous rejoignez les 
cycles de la création. Vous rejoignez la sève qui monte dans les arbres,
 le matin. Vous rejoignez les différentes espèces animales, végétales et
 ce qui est au-delà de l’humain. Vous intégrez votre rôle dans la 
création. C’est un événement cosmique, une pose de yoga, un pranayama. 
Vous ne faites pas cela parce qu’après vous vous sentirez mieux ou parce
 que vous allez mieux dormir; etc. Cela n’a absolument rien à voir. 
C’est uniquement un sacrifice. C’est une offrande. C’est gratuit.
Que veut dire, pour vous, le mot sacrifice?
C’est offrir ce que l’on n’est pas à ce que l’on est. Vous offrez votre 
corps, votre psychisme, votre mental à la conscience. C’est conscient. 
C’est une oblation. Vous offrez votre expression phénoménale. Ça, c’est 
le yoga. Cela n’a rien de personnel, cela n’apporte rien, surtout pas la
 compréhension. La compréhension est originelle. C’est parce qu’il y a 
compréhension qu’éventuellement, si la vie vous oriente dans cette 
direction, vous allez, comme on le dit vulgairement, pratiquer le yoga. 
Mais la pratique du yoga n’a jamais amené aucune compréhension.
Activité et pratique du yoga
ne peuvent servir de voie,
car la conscience ne nait pas de l’activité,
c’est, à l’inverse, l’activité qui en procède.
Abhinavagpta, Tantraloka
Voir comment le corps est constamment 
abusé, comment le psychisme est limité, résulte d’une vision claire, 
Nous laissons naturellement ces instruments devenir un terrain pour ce 
qui est au-delà du corps et du psychisme. Donc, il n’y a rien à acquérir
 là-dedans.
Quand on fait de la méditation 
sans but ni profit, le fait de faire de la méditation sans poursuivre un
 but, n’est-ce pas un but en soi?
Non.
Le fait de vous asseoir le matin, c’est une émotion qui vient du sommeil
 profond. C’est votre état de sommeil profond qui vous incline 
naturellement à vous asseoir en silence le matin. C’est complètement 
naturel. Ce n’est pas de la concentration. Il ne s’agit pas de matraquer
 certains objets à l’exclusion d’un seul. La méditation, c’est ce 
pressentiment profond de l’autonomie. Ce n’est pas une activité dans 
laquelle on entre pour en sortir. Le matin, sciemment, vous rendez votre
 corps et votre psychisme disponibles à ce pressentiment qui conservera 
sa saveur dans toutes les activités de la journée. Le matin est un 
moment favorable, très tôt, le monde profane est encore endormi. Avant 
que les oiseaux chantent, avant que les gens fassent des affaires, il y a
 une très grande joie à être conscient. Vous n’êtes pas seul. Il y a 
tout un monde qui est conscient à ce moment-là. Du point de vue de cette
 ouverture, vous vous situez consciemment dans l’écoute qui vous permet 
de garder l’essence pressentie dans la nuit. Vous entendez les premières
 voitures, les premières portes qui claquent, les oiseaux qui chantent. 
Lentement, le monde sort et vous conservez l’essence du non-manifesté 
dans toutes les manifestations du jour. Vous fermez les yeux dans la 
nuit, vous sentez le Soleil en vous. Quand vous ouvrez les yeux, le 
monde et vous, avec encore le relent de la nuit, de ce qui est uniforme,
 de cette unité qu’on porte en soi. C’est un moment de très grande 
intimité. Il ne faut pas en faire une technique. Ce n’est pas un moyen. 
C’est ce qu’il y a de plus gratuit.
Quand vous parlez du réveil, du 
matin, de ce passage, de cette conscience d’être, je ne sais pas 
pourquoi cela me fait penser à la mort. J’aimerais vous entendre parler 
de la mort.
Quelle mort ? C’est un concept, la mort. Si on veut être sérieux, on ne 
peut pas parler de la mort. Profondément, on porte tous en soi ce 
pressentiment de ne pas pouvoir mourir, sinon il n’y aurait pas d’actes 
héroïques.
Est-ce l’émotion qui fait bouger
 le soldat qui sort de la tranchée? On a parlé du psychisme, du mental, 
du corps. On n’a pas encore parlé des émotions. J’ai toujours pensé que 
l’émotion était le carburant de toute chose entreprise. J’aimerais vous 
entendre parler des émotions.
Dans le sens de la tradition, ce n’est pas l’émotion qui fait bouger le 
soldat, mais l’évidence de l’instant. Un mauvais soldat sera mû par 
l’émotion, oui. La haine ou la peur le fera bouger. Mais un véritable 
soldat, dans le sens traditionnel, c’est quelqu’un qui n’éprouve ni peur
 ni haine. Il accomplit ce qui doit être accompli. Il a un pressentiment
 indépendant de toute opinion. Les soldats de tous les camps ont un goût
 de ce pressentiment quand ils sont prêts à donner leur vie.  Après, 
malheureusement, souvent, ils pensent que leur cause est meilleure que 
celle de l’autre. Là, on tombe dans la dualité. Mais avant de penser que
 sa cause est la meilleure, quand on donne sa vie, on a un moment qui 
est au-delà de toute cause, qui est tout à f ait fondamental. Sinon, ii 
n’y aurait pas d’action héroïque.
Avant d’entrer dans le studio de
 télévision, vous disiez que les gens, avant de mourir, vivaient très 
souvent ce pressentiment d’éternité…
Si l’on n’a pas actualisé la présence 
fondamentale pendant la vie corporelle, le moment de la mort peut être 
vécu comme une opportunité. Un certain nombre de gens ont la capacité 
d’accepter leur mort sans émotion. S’ils ne parlent plus d’argent, de ce
 qu’ils vont laisser; s’ils laissent leur famille disparaître, s’ils 
laissent leurs rêves disparaître, s’ils laissent leur nom disparaître, 
cela veut dire qu’ils arrivent à l’humilité. Mais on meurt généralement 
comme on a vécu. Si l’on a vécu dans la peur on meurt avec la peur: Si 
l’on a vécu librement, on meurt librement. On ne peut pas fabriquer le 
moment de la mort.
N’avez-vous pas dit aussi que le moment de la mort semblait plus important que celui de la naissance?
Il n’y a pas de mort. Il n’y a pas de naissance. Ce sont des concepts. 
La seule véritable naissance, du point de vue traditionnel, c’est le 
moment où le pressentiment d’être brûle votre structure. Mais la 
naissance, ce qu’on appelle la naissance physique, c’est un accident. 
Votre mère rencontre votre père, ou l’inverse, et vous naissez. Il n’y a
 rien de libre là-dedans. Quand vous lisez Maître Eckhart ou Muhyi I-din
 Ibn Arabi, vous sentez l’autonomie. Se rendre compte de cette liberté, 
c’est la seule naissance. Et là, il n’y a pas de mort. Le reste, c’est 
du romantisme.